La figure féminine chez François Villon par Marie Many

Dans cette analyse des personnages féminins et leur importance dans le Testament de François Villon nous passerons en revue différents aspects constitutifs du statut d’auteur au Moyen Âge, des aprioris qui demeurent autour de la figure de François Villon, la structure du Testament et enfin l’analyse à proprement parler deux extraits où le poids des différents personnages féminins contrebalancent leur fonction jusque-là très stéréotypées dans la littérature médiévale. Nous verrons en conclusion que cette démarche n’est pas anodine de la part de l’auteur et que c’est bien une mise en avant de son art qui plane sur ce choix. 

INTRODUCTION : VILLON ET LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE 

Villon est un auteur aux multiples facettes qui alimenta beaucoup d’idées reçues autour de sa personne. Étudiant, voleur, bon vivant et brigand, il est vu comme issu d’une basse condition sociale et donc non-instruit. Cette idée reçue est d’autant plus développée par l’intérêt qu’il suscita au XIXe siècle et sa comparaison avec la figure de poète maudit qui surgit à l’époque. Sa poésie était donc vue comme grasse, vulgaire et simple dont les sujets relève de la critique satirique, de la misogynie et d’un penchant pour le sexe et l’alcool. L’image qui lui a été attachée est comparable avec celle de Rutebeuf, auteur du XIIIe siècle connu pour sa basse extraction et ses critiques virulentes des grands de son temps

Il nous est donc nécessaire de faire la lumière sur ces idées reçues et rappeler quelques vérités sur la littérature médiévale. Le Moyen Âge est misogyne et le concept de féminisme ne lui est absolument pas applicable puisque c’est un concept né au XIXe siècle et donc relativement moderne. Analyser un texte dans une perspective féministe serait alors une dynamique complètement anachronique. Ensuite, la posture d’auteur durant l’ère médiévale est également différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Deux caractéristiques sont à retenir pour appréhender au mieux le rôle d’écrivain au Moyen Âge : l’anonymat et le système de copies. Les droits d’auteur sont bien  évidemment inexistants et la subjectivité de l’individu écrivant n’est pas mise à contribution jusqu’au XIIe siècle avec Chrétien de Troyes qui est un des premiers à se nommer dans son texte ; dans un deuxième temps, c’est le système de copies qui éloigne encore plus l’auteur de sa composition. Ancêtres de l’imprimerie, les copies manuscrites se faisaient par des moines copistes dans leur monastère et représentaient l’unique possibilité de circulation de textes. Cependant, en fonction du niveau d’éducation du moine, de sa région, de sa langue ou encore de son siècle, des variations de certains mots dans leurs copies peuvent survenir et se multiplie en fonction de quels manuscrits sont repris au fur à mesure des lectures et du temps. Pour combler ces erreurs de réception et rétablir autant que possible le texte original, les philologues et médiévistes analysent le plus de manuscrits retrouvés et dressent un arbre généalogique, un « stemma codicum », des différentes formes qu’a pris un mot. Il est donc indispensable pour analyser un auteur médiéval de se référer au texte d’une édition scientifique. 

Dans le cas de Villon, la tradition philologique est d’autant plus importante puisque c’est par ses œuvres que les chercheurs ont pu retracer une biographie sommaire de l’auteur (cf. Annexe). En contrepartie, le danger dans une analyse de ses textes est de les justifier par la biographie. Une autre spécificité de l’écriture de Villon est que son œuvre est urbaine et ancrée dans son temps. Dès lors, certains noms ou expressions renvoient à des établissements, rues ou monuments présents dans le Paris du XVe siècle comme par exemple le « trou de la pomme de pin » qui est une taverne parisienne mais aussi une allusion scabreuse et  la « belle Heaumière » qui était une prostituée connue de l’époque. En plus de cela, Villon est particulièrement friand de néologismes et invente lui-même des expressions ou des lieux fantaisistes qu’il faut différencier des vrais toponymes comme par exemple: « aller à Montpipot » qui signifie tricher, tromper. 

            Sa poésie peut donc être qualifiée de goliardesque puisque Villon est bien issu d’un milieu humble mais a accès à une éducation universitaire. Pour rappel, un goliard est un étudiant qui se positionne en opposition avec l’autorité cléricale, universitaire et urbaine mais qui respecte et excelle dans l’art et le savoir qu’on lui enseigne. C’est donc par ces armes poétiques et linguistiques que Villon joue avec les limites : il va utiliser des ressorts stylistiques, des associations d’idées et des double-sens pour critiquer très ouvertement l’un ou l’autre de ses ennemis jusqu’à un certain point, frôlant l’incorrect, pour revirer sur sa personne et justifier son écart par son pauvreté matérielle, moral et intellectuelle en toute ironie. Ce n’est évidemment qu’un prétexte pour implorer la pitié et les prières du lecteur afin d’éviter d’aller en enfer dès la fin de son Testament. Cette œuvre magistrale, composée vers 1461, est souvent confondue avec le Lai ou Petit Testament écrit lui en 1457. La source de confusion nait dans le récit- cadre du Lai où Villon se met en scène en train de s’endormir la veille d’un long voyage (ou fuite après le vol de Navarre) pour commencer une longue liste de legs satiriques. Il était courant au Moyen Age de faire une liste de ses biens à léguer s’il arrivait malheur lors d’un un long voyage mais cette entrée de jeu n’équivaut pas au  topos (actions traditionnelles typiquement littéraires) de l’écriture avant la mort qui lui est actif dans le Testament. Cette dernière œuvre de Villon est composée de deux grandes parties : les regrets et le testament (legs). 

ANALYSES : LES DAMES DU TEMPS JADIS ET LA GROSSE MARGOT

            Pour ce qui est des figures qui nous occupent, il est important de noter que les personnages féminins sont en équivalence avec les personnages masculins : Villon critique autant d’hommes que de femmes. La différence que l’on pourrait néanmoins souligner est que les hommes sont beaucoup plus souvent nommés par leur nom et prénom dans les attaques de l’auteur. Ils sont pour la plupart de réels ennemis de Villon dont il se moque. On retrouve par exemple Ytier Marchant, Jacques Cardon ou Thibault d’Aussigny, évêque qui emprisonna Villon à Orléans. Les femmes, en contrepartie, sont beaucoup moins nommées et représentent plus la globalisation d’une classe sociale qu’un seul individu. C’est cet aspect féminin que l’on retrouve dans notre première analyse, celle de « La ballade des dames du temps jadis ». Ce titre, attribué par Clément Marot, dénote un poème de ton sérieux. Cette ballade forme un diptyque avec « La ballade des seigneurs du temps jadis » qui la suit directement. Plusieurs lectures peuvent en émaner : l’une peut être sérieuse de par le topos de l’ubi sunt que l’on peut y retrouver puisque le poème chante un passé glorieux où la beauté des femmes légendaires renvoie à la laideur du poète maudit ; l’autre en revanche est moqueuse car les femmes sont également présentées comme dangereuses. 

1) Dictes-moy où, n’en quel pays,

Est Flora, la belle Romaine ;

Archipiada, ne Thaïs,

Qui fut sa cousine germaine ;

Echo, parlant quand bruyt on maine

Dessus rivière ou sus estan,

Qui beauté eut trop plus qu’humaine ?

Mais où sont les neiges d’antan !

2) Où est la très sage Heloïs,

Pour qui fut chastré et puis moyne

Pierre Esbaillart à Sainct-Denys ?

Pour son amour eut cest essoyne.

Semblablement, où est la royne

Qui commanda que Buridan

Fust jetté en ung sac en Seine ?

Mais où sont les neiges d’antan !

3) La royne Blanche comme ung lys,

Qui chantoit à voix de sereine ;

Berthe au grand pied, Bietris, Allys ;

Harembourges, qui tint le Mayne,

Et Jehanne, la bonne Lorraine,

Qu’Anglois bruslèrent à Rouen ;

Où sont-ilz, Vierge souveraine ?…

Mais où sont les neiges d’antan !

ENVOI

Prince, n’enquerez de sepmaine

Où elles sont, ne de cest an,

Qu’à ce refrain ne vous remaine :

Mais où sont les neiges d’antan !

Le motif de l’ubi sunt est directement détourné par l’auteur car c’est normalement à un temps que l’on se réfère et qui permet la plainte en comparaison avec le présent de l’écriture. Ici, Villon parle d’un pays. Cette localisation n’a aucune utilité vu que les femmes dont il est question sont légendaires et donc mortes. Flora, la première figure féminine du poème, est connue par l’histoire comme étant une célèbre prostituée romaine. Dans la même idée, Archipiadès est un homme devenu symbole de beauté féminine par sa coquetterie. Thays peut être une courtisane grecque qui a été au service d’Alexandre le Grand ou Thays d’Alexandrie, qui comme Marie l’Égyptienne, est une ancienne courtisane devenue sainte. La mention d’Écho, personnage mythologique amoureuse de Narcisse, est une référence au Roman de la Rose de Jean de Meun où elle est décrite comme responsable de la mort de Narcisse. Elle est la figure de l’entremetteuse et de la maquerelle car c’est elle qui a aidé à l’infidélité de Jupiter. Les neiges d’antan qui constituent le refrain de la ballade font penser à un temps nostalgique mais au Moyen Âge le mot antan renvoie en réalité à un passé très proche comme « l’année passée ».  Pour ce qui est de la référence aux neiges, elle connote la blancheur du teint féminin mais, et cela renforce l’ironie, elle revient chaque année en hiver. Ces femmes célèbres sont peut-être beaucoup plus communes que l’on ne croit… La neige a évidemment un caractère négatif puisqu’elle fait glisser ceux qui marchent dessus et se transforme en boue une fois fondue. Il n’y a aucun émerveillement autour de la neige au Moyen Âge qui lui préfère le printemps. 

Dans la deuxième strophe, l’on retrouve Héloïse, femme secrète d’Abélard. Elle tient la figure d’intellectuelle de par la formation que le moine lui prodigue mais elle est loin d’être très sage (ironique) puisque c’est bien de sa faute qu’Abélard fut castré. La prochaine figure féminine est la reine qui obligea Buridan à se jeter dans la Seine. Buridan, philosophe français, était la cible d’un conte satirique (très inspiré de l’affaire de la tour de Nesle) où, étudiant, il avait été convié par une princesse pendant la nuit. Une fois avoir couché avec le jeune clerc, elle le jetait de sa fenêtre dans le fleuve. Ici, la mention de cette légende rappelle que c’est la femme qui est dangereuse. On voit que dans le poème « sérieux » de Villon les femmes légendaires réduites soit au statut de prostituée soit au danger et c’est bien là que réside le détournement de l’ubi sunt qui rappelle normalement  des personnages admirables. 

La troisième strophe commence sur une mention de la reine blanche. Alliée avec le lys, elle peut désigner  Blanche de Castille, mère de Saint Louis, roi de France au XIIIe siècle. Elle peut aussi désigner une fée maléfique, ensorceleuse au même titre que les sirènes. Ensuite Berthe aux grands pieds n’est autre que la mère de Charlemagne, elle est une figure beaucoup reprise en littérature. Jeanne la lorraine fait référence à Jeanne d’Arc qui mise en rime avec Vierge souveraine crée l’ironie puisque Jeanne d’Arc fut brûlée sur un bûcher pour hérésie. L’envoi final est traditionnellement toujours destiné au patron mécène du poète. Ici Villon est évidemment un pauvre poète maudit presque mendiant et sans protection qui revient sur son sort et en même temps resouligne l’ironie du texte : aucun prince ne l’écoute, cette ballade n’est adressée à personne.

Passons à « La ballade des seigneurs du temps jadis » qui crée le contraste avec la ballade précédente :

1) Qui plus ? Où est le tiers Calixte,

Dernier decedé de ce nom,

Qui quatre ans tint le Papaliste ?

Alphonse, le roy d’Aragon,

Le gracieux duc de Bourbon,

Et Artus, le duc de Bretaigne,

Et Charles septiesme, le Bon ?…

Mais où est le preux Charlemaigne !

2) Semblablement, le roy Scotiste,

Qui demy-face eut, ce dit-on,Vermeille comme une amathiste

Où est-il ? Où est son tayon ?…

Mais où est le preux Charlemaigne !

ENVOI.

Où est Claquin, le bon Breton ?

Depuys le front jusqu’au menton ?

Le roy de Chypre, de renom ;

Helas ! et le bon roy d’Espaigne,

Duquel je ne sçay pas le nom ?…

Mais où est le preux Charlemaigne !

3) D’en plus parler je me desiste ;

Ce n’est que toute abusion.

Il n’est qui contre mort resiste,

Ne qui treuve provision.

Encor fais une question :Lancelot, le roy de Behaigne,

Où le comte Daulphin d’Auvergne,

Et le bon feu duc d’Alençon ?…

Mais où est le preux Charlemaigne !

La coordination à  la première ballade est marquée par le « qui plus est ? » du premier vers et la même thématique de l’ubi sunt demeure mais du côté masculin. Calixte le troisième est le pape qui réhabilita la mémoire de Jeanne d’Arc après que ses cendres aient été jetées dans la Seine. Cette première figure pourrait marquer la transition entre les deux ballades. Ensuite Alphonse d’Aragon est mort par des concours de circonstances : son bateau a coulé et son palais a pris feu. Il n’est donc pas mort en héros sur le champ de bataille. Quant au « gracieux duc de Bourbon » il s’agit une fois de plus d’une grosse ironie de la part de Villon : le duc avait le visage complètement déformé par les rhumatismes. Même chose pour le duc de Bretagne qui ne fut en réalité duc que pendant 15 mois. Charles le Bon est lui mort de faim par crainte d’empoisonnement. Villon ici inverse la ballade précédente puisque tous ces personnages masculins sont morts récemment à l’exception de Charlemagne qui est la seule figure ancienne du chevalier pieux face à une série d’anti-héros. 

La deuxième strophe s’ouvre sur le roi d’Ecosse connu pour ses taches de vin sur tout le visage. Ces taches,  retenues par la chronique, sont interprétées à l’époque comme un mauvais présage. S’ensuit le roi d’Espagne, qui comme le roi d’Ecosse, n’a pas de nom. Ces personnages importants sont retenus par l’histoire et ne pas citer leur nom est clairement un choix de Villon : il montre qu’il s’en fout, qu’il ne s’est pas donné la peine de les écrire. Les premiers vers de la troisième strophe montrent que tout ce projet d’ubi sunt masculin n’a pas de but. Il renonce à parler de ces grands monarques car ce texte  n’est qu’une illusion. Tous ces personnages aussi riches jusqu’à ceux qui ont à peine assez de provision meurent de toute façon. Une mention à Lancelot V, roi hongrois, dénote encore l’ironie mélancolique inhérente au texte : ce jeune homme est mort à 18 ans au moment où on négociait son mariage avec la fille du roi de France. Pour finir, l’envoi fait mention de Clequin, mort en 1380, qui par sa force lors des combats avait été rajouté à la liste des 9 preux (liste d’héros antiques et médiévaux célébres pour leurs exploits). Cependant, il était également connu pour être très laid, il ne se battait que pour l’argent à l’inverse d’un vrai chevalier et est mort dans son lit et non pas en combattant. 

Pour constat de ces deux ballades, Villon utilise le répertoire de la poésie sérieuse pour complètement la renverser par son ton ironique : les femmes mythologiques qui normalement étaient célèbres pour leur beauté deviennent dangereuses et les hommes connus pour leur vaillance sont en fait cons et lâches. Une deuxième figure féminine clé dans le Testament est celle de la prostituée. Villon ne critique jamais méchamment ces personnages car il a en réalité pour elles un grand respect. Seules femmes qui veulent bien l’aimer, les prostituées sont omniprésentes dans son œuvre car elles sont du même rang social que l’auteur. Ces caractéristiques sont très palpables dans « La ballade de la Grosse Margot ». Le titre annonce le ton cette fois satirique du fabliau et de la farce puisque que Margot est un nom typique de la prostituée médiévale. Cette ballade se trouve dans la fraction des legs que Villon fait aux femmes de Paris. Ici encore, il y a toujours deux lectures de possibles comme l’atteste l’annonce à la ballade :

Item, à la Grosse Margot,

 Tres doulce face et pourtraicture,

– Foy que doy brulare bigot ! –

Assez devocte creature…

Je l’ayme de propre nature,

Et elle moy, la doulce sade.

Qui la trouvera d’aventure,

Qu’on luy lise ceste balade.

La première mention de la Grosse Margot est déjà ambiguë car à l’époque, il n’y avait  pas de numéro de maison, on se référait selon les enseignes. Les étudiants médiévaux, soûls, s’amusaient fréquemment à les voler. Dans une rue parisienne, il y avait bien une enseigne qui s’appelait la Grosse Margot. Il est très possible que Villon y fasse référence pour construire une personne. Mais vu que toutes les ballades léguées par Villon le sont à des gens qui ont réellement vécu à son époque, il est fort probable que la Grosse Margot ait existé mais aucune mention de sa classe sociale n’est faite. Les deux vers suivants spécifient la beauté de Margot et l’assertent de manière solennelle par le bigot ! qui vient de l’ancien anglais « by god ». Elle serait également très dévote, ce portrait de la part de Villon ne pourrait être qu’ironique. Ensuite de propre nature peut avoir plusieurs sens : il fait d’abord référence à l’attirance naturelle, ou par les lois de la nature, c’est-à-dire par les propres attirances sexuelles. Cela peut également signifier « de ma propre nature », c’est-à-dire à ma façon. C’est un amour réciproque, qui est heureux et non courtois. L’auteur s’adresse alors à son lecteur pour lui demander de transmettre un message à Margot : Villon ne la plus vue, ne sait pas où elle est. Elle semble ne pas avoir de domicile soit parce que c’est une vagabonde, soit parce qu’elle se prostitue. De plus, elle ne semble pas éduquée puisque le lecteur doit lui lire la ballade de la part de Villon. Il suppose que quelqu’un la trouvera facilement pour lui léguer la ballade et la lui lira. La ballade, avec tous les indices de l’annonce, est à lire vers par vers, en faisant des pauses. Cela a pour but de ménager le suspense et amener correctement l’effet de retard :

1) Se j’aime et sers la belle de bon hait.

M’en devez-vous tenir ne vil ne sot ?

Elle a en soi des biens à fin souhait.

Pour son amour ceins bouclier et passot ;

Quand viennent gens, je cours et happe un pot,

Au vin m’en vois, sans démener grand bruit ;

Je leur tends eau, fromage, pain et fruit.

S’ils payent bien, je leur dis que « bien stat ;

Retournez ci, quand vous serez en ruit,

En ce bordeau où tenons notre état. »

2) Mais adoncques il y a grand déhait

Quand sans argent s’en vient coucher Margot ;

Voir ne la puis, mon cœur à mort la hait.

Sa robe prends, demi-ceint et surcot,

Si lui jure qu’il tendra pour l’écot.

Par les côtés se prend cet Antéchrist,

Crie et jure par la mort Jésus-Christ

Que non fera. Lors empoigne un éclat ;

Dessus son nez lui en fais un écrit,

En ce bordeau où tenons notre état.

3) Puis paix se fait et me fait un gros pet,

Plus enflé qu’un velimeux escarbot.

Riant, m’assied son poing sur mon sommet,

« Go ! go ! » me dit, et me fiert le jambot.

Tous deux ivres, dormons comme un sabot.

Et au réveil, quand le ventre lui bruit,

Monte sur moi que ne gâte son fruit.

Sous elle geins, plus qu’un ais me fais plat,

De paillarder tout elle me détruit,

En ce bordeau où tenons notre état.

4) Vente, grêle, gèle, j’ai mon pain cuit.

Ie suis paillard, la paillarde me suit.

Lequel vaut mieux ? Chacun bien s’entresuit.

L’un l’autre vaut ; c’est à mau rat mau chat.

Ordure aimons, ordure nous assuit ;

Nous défuyons honneur, il nous défuit,

En ce bordeau où tenons notre état.

Le premier vers de la première strophe pourrait faire penser à une référence à la Vierge de par la formulation traditionnelle. Les deux vers suivants abordent la folie créée par le sentiment amoureux, topos très utilisé au Moyen Âge, l’auteur ne s’excuse pas de celle qu’il ressent pour Margot puisqu’apparemment elle a autant de biens que l’on puisse souhaiter. La mention au vers suivant d’un bouclier et d’une dague fait de la voix narratrice un chevalier servant sa dame. Dès lors quand des invités arrivent à la demeure du couple, le narrateur-chevalier se dépêche d’aller chercher à boire même si le verbe happer dénote une certaine violence. Il va chercher du vin sans faire aucun bruit pour ne pas déranger ses visiteurs. Plus que du vin, c’est également le repas qui est offert. Cependant, cette générosité du maitre des lieux est complètement évacuée par le fait que les invités doivent le payer pour que le narrateur prononce le « bien stat » qui marque un marché conclu, un contrat honoré. C’est le début du renversement de la ballade puisqu’on comprend que ce n’est pas un seigneur, mais un tavernier, vu qu’il se fait payer. Plus qu’un tavernier, le vers suivant montre que c’est les hommes en rut qui viennent le trouver, c’est un proxénète. Cette profession est confirmée par le vers suivant qui montre que le royaume de cette « dame » et de ce « chevalier » n’est rien d’autre qu’un bordel. Dès lors tous les symboles rencontrés  jusqu’ici signalent cette ironie de la part de l’auteur : si le narrateur est vil ou fou c’est parce qu’il exerce un métier punissable moralement, le bouclier n’est rien d’autre qu’une métaphore du sexe féminin et la dague du masculin, et s’il ne fait pas de bruit c’est pour ne pas déranger des clients en pleine action. 

La deuxième strophe se concentre sur le personnage féminin et sur son aspect physique : le demi-ceint et le surcot sont des vêtements généralement portés par les prostituées par leur confection simple mais aussi parce qu’ils laissent apparaitre les formes de la femme. Ici le narrateur l’attrape par ses vêtements parce qu’elle n’a pas assez travaillé que pour payer son mari-employeur et son droit au logis et au couvert qu’est l’écot. Cependant, Margot semble avoir du caractère et crie comme un Antéchrist, qui est une expression de l’époque, qu’elle ne paiera pas. S’ensuit une scène de violence conjugale où le narrateur lui décoche une cicatrice sur le nez avec un éclat de verre ou de bouteille, ce qui n’est pas très malin pour un proxénète vu que Margot sera encore plus laide et qu’elle gagnera encore moins de sous.

La troisième strophe ancre la lecture dans le registre bas et gras par la paronomase paix/pet. Margot est en fait disgracieuse et en plus grosse comme un escarbot c’est-à-dire un coléoptère qui se gonfle des excréments dont il fait provision. Cet aspect bas est ce qui réconcilie et rapproche le couple puisque le narrateur tapote gentiment cette fois la tête de Margot. L’interjection « Go ! go ! » peut être interprétée comme un nouvel anglicisme mais aussi comme l’ancêtre de notre expression « à gogo ».  S’ensuit la réconciliation physique part le fiert le jambon. Margot « fait une bonne tape sur la fesse, sur la cuisse » dans un sens sexuel. Le mot cuisse peut être une métonymie pour l’autre jambonneau qui serait entre les cuisses de Villon. Jambe/Jambonneau désignerait alors le sexe masculin. Après une nuit torride, les deux amants se réveillent le matin pour continuer leurs ébats. Précision est faite sur la position sexuelle choisie : Margot serait au-dessus et Villon en dessous. La raison est mise dans la rime ventre lui bruit/ gâte son fruit. La prostituée serait donc enceinte. La position de la femme sur l’homme n’est pas habituelle à l’époque. À l’époque, les « travailleuses du sexe » sont connues comme stériles ou comme avortant. Le fait que le texte mentionne l’enfant positivement montre que le couple se construit plus sur l’amour réciproque que sur le business. L’ironie est également présente dans cette scène puisque Villon, pauvre et maigre, se fait littéralement écraser par la grosse (= enceinte ?) Margot. 

Enfin la quatrième strophe conclut la ballade et met en avant une sorte de morale. Elle commence par un contentement de Villon : qu’il vente ou qu’il grêle, son pain cuit. On peut comprendre ce vers dans l’idée qu’il gagne son pain avec son bordel mais dans son versant obscène, il signifie que son pain, son enfant, cuit dans le four de Margot. Finalement, par une série de paronomases et de chiasmes, l’auteur conclut qu’il est paillard (vagabond) que Margot l’est aussi et qu’aucun d’eux ne vaut mieux que l’autre. Il aime la crasse et s’aiment entre eux et tant pis si l’honneur les fuit. Ces trois derniers vers marque une provocation de la part de Villon qui insiste sur l’image des débauchés qui aiment ce qu’ils font. Pour constat de cette dernière ballade, on peut retenir que l’ironie du texte attaque les dames et les seigneurs riches. Tous les indices nobles sont en réalités issus du registre bas et ce mouvement de « flétrissement » se retrouve dans le refrain. Mais le gras et le grossier est lui aussi contrebalancé puisque la prostituée, l’image même du péché, devient mère, figure virginale par excellence. Cette évacuation dans les deux sens de ces personnages stéréotypés se termine par une égalité entre homme et femme : Margot et Villon s’aiment tous les deux aussi dégradants qu’ils soient. La dernière strophe marque également la signature de l’auteur en acrostiche ce qui montre que le XVe siècle voit l’arrivé progressive de la reconnaissance de l’auteur et de ses droits sur son œuvre.

CONCLUSION : UNE ÉCRITURE PLUS HUMAINE 

 En guise de conclusion, nous pouvons aisément affirmer l’importance des personnages féminins chez Villon. Celui-ci cherche à réguler le statut féminin littéraire en contrebalançant constamment les deux extrêmes typiques de la littérature médiévale pour remettre ces figures féminines dans un juste milieu, dans une vision plus réaliste et humaine. 

            Prostituée             ———>                    Dame noble ou mythologique

En outre, c’est en décomplexifiant la figure féminine, que Villon réussit à décomplexifier, par ricochet, la figure masculine et par la même occasion la sienne.

            Pauvre poète maudit              ——–>                       Chevalier

En ancrant autant ses personnages dans sa contemporanéité et en décomplexifiant les stéréotypes accrochés aux figures de sexe féminin et masculin, il rend son récit vivant, véridique et humain mais ce jeu des registres permet également à Villon de montrer à son lecteur, possible mécène, l’envergure de sa plume et sa capacité à jongler avec tous les styles d’écriture.

ANNEXES

  1. Repères biographiques de François Villon 
  2. François de Montcorbier = né en 1432

= orphelin de père, sans fortune car abandonné par sa mère

=  recueilli par Guillaume de Villon, maître à la Faculté des Arts de Paris

  • 1452 = seules informations que nous ayons de lui = d’origine judiciaire
  • 1455= blesse mortellement un prêtre = fuite 
  • 1456 = obtention de lettres de rémission = retour à Paris

= nuit de Noël de la même année = en compagnie de 4 complices = vol du Collège de Navarre

= quitte à nouveau Paris par prudence =  probabilité qu’il passe à la cour de Blois. 

  • 1461= emprisonné à Meung-sur-Loire = raison inconnue, sur l’ordre de l’évêque d’Orléans = expérience particulièrement douloureuse = point de départ du Testament 
  • 2 octobre 1461 = libéré  l’occasion de l’entrée de Louis XI dans la ville = retour à Paris
  • 1462 = arrêté pour le vol du Collège de Navarre, révélé entre-temps par l’un de ses   complices

= relâché pour avoir promis de rembourser 120 écus

=fin du même mois = à nouveau en prison à la suite d’une rixe où un notaire pontifical a été blessé.      

            = Condamné à la pendaison = fait appel

  • janvier 1463 = le Parlement de Paris commue la peine en 10 ans de bannissement.
  • Villon quitte à nouveau Paris, et nous perdons alors définitivement sa trace.

2. Ses caractéristiques principales 

Le portrait du frontispice de Levet : se présente comme le bon follastre

  • pieds: pas // = diable 
  • épée: attribut du chevalier
  • yeux: louchent =signe de ruse
  • robe: clerc
  • chapeau: berger
  • corps: arché comme s’il partait
  • mains: mouvement de promesse MAIS de la main gauche