L’inconfort du terrain en anthropologie par Louise Compère

Par ce petit texte, j’ai envie de vous transmettre une autre image que celle qui colle à la peau des anthropologues. Cette discipline est confrontée à de nombreux stéréotypes lorsqu’elle est interprétée par des personnes qui ne connaissent que très peu ce métier.

Hé oui, être anthropologue ce n’est pas uniquement voyager, errer ou boire des grosses chopes avec des Allemands et avoir du mal à se réveiller pour son rdv à l’ONU. (Big up à toi Etienne 😉 !)

En effet, chaque terrain[1], aussi varié, soit-il, comporte de l’inconfort. Cet inconfort est bien plus subjectif qu’un problème ou une difficulté car il n’y a pas de solution, simplement de l’adaptation. De plus, celui-ci est très fortement lié à la sensibilité de l’anthropologue ainsi qu’à ses valeurs, ses codes, le choix de son terrain, etc. C’est pourquoi, il ne faut jamais juger la manière dont un chercheur a agi lors de sa recherche. Il n’y a pas une seule manière de faire un terrain. Tout ethnologue est dépendant de son terrain, des interlocuteurs qu’il rencontre, du temps qu’il dispose, etc.

Il n’y a pas non plus de circonstances déterminées pour que le terrain soit considéré comme « facile » ou « sensible » car tout dépend de la tournure de la recherche et de la personne qu’est l’anthropologue. Être anthropologue, ce n’est pas simplement un métier c’est plus profond que cela car inévitablement, un terrain implique l’être, il peut parfois aller jusqu’à mettre en danger la vie du chercheur. Dans certains cas, le chercheur ne sait plus qu’il y représente et doit se reconstruire en tentant de redéfinir ses nouveaux points de repères et ses valeurs. Tous lieux d’études comporteront des différences au niveau des valeurs.

Contrairement au à priori, la proximité n’est pas le facteur clé à prendre en compte car les acteurs de terrains seront moins indulgents avec le chercheur si celui-ci heurte leur sensibilité alors qu’il vient du « même milieu ». C’est pourquoi un milieu que tu connais bien peut être très difficile tant au niveau de la relation avec les interlocuteurs qu’à cause de la subjectivité qui est difficile à gérer. En effet, l’objectivité doit être le plus possible la norme en anthropologie mais l’ethnologue doit rester conscient de sa subjectivité et doit absolument la prendre en compte lors de la phase de l’écriture. Il est plus difficile d’être objectif sur un terrain que tu as déjà côtoyé auparavant que sur un terrain où le chercheur a tout à découvrir. Il est souvent déconseillé de prendre un terrain trop familier afin de ne pas influencer la recherche et de permettre un décentrement maximum entre le « soi » avant terrain et le « soi » sur le terrain.

Cependant, il y a des moments qui sont plus confrontés à ce malaise. Notamment, l’arrivée sur le terrain. En effet, l’anthropologue aura pu réfléchir, imaginer, autant que possible ses premiers moments sur le terrain, il ne pourra jamais tout anticiper, il ne sait pas à quoi s’attendre. L’inconnu est synonyme de malaise ( mais aussi d’excitation, de challenge) et les évidences n’en sont plus. Le chercheur est en quelques sortes désarmé.

De plus, lors des premiers pas sur un terrain, l’anthropologue est assigné à une place suite à ses traits physiques, sa présentation auprès de ses interlocuteurs, etc.

Au fil du temps, cette place peut varier, évoluer dans un sens ou un autre, auprès de certains interlocuteurs, etc. Il faut être flexible avec cette image assignée et pouvoir cerner vers qui se tourner et dans quelles circonstances. Cette place floue est positive dans la recherche mais n’est pas forcément évident pour l’ethnologue de savoir ce qu’il représente pour ces acteurs. Cela s’éclaircit le plus souvent lors d’un évènement tel qu’un décès, un mariage, un rite particulier, etc. Grâce au temps, les nouvelles habitudes s’installent, l’anthropologue se sent moins « intru » et la subjectivité « s’amoindrit ».

Plus le temps file plus les relations sont de confiance et intéressante pour obtenir des informations. Certes, les premiers contacts ne sont pas toujours concluants et demandent de l’investissement et de la patience. Il faut parfois s’essayer à plusieurs reprises et être prêt à se prendre des refus ou des incompréhensions.

Cependant, il y a régulièrement une différence entre ce que l’ethnologue a et ce qu’il veut de ses relations ce qui peut également provoquer un malaise entre lui et ses interlocuteurs privilégiés. Ces relations peuvent paraitre inégalitaires et posent des problèmes au niveau de l’éthique. En effet, certaines personnes vont consacrer beaucoup de temps pour des récits de vie, parfois douloureux, sans rien recevoir en retour.

Cette discipline a des difficultés à se détacher de la vision du « voyeurisme » car pour mener à bien sa recherche, le chercheur est amené à rentrer dans l’intimité[2] des personnes sans pour autant adhérer à leurs pratiques et à leurs pensées. Il doit s’imposer ses propres limites tout en assurant la pertinence de son étude.

En conclusion, l’inconfort se traduit différemment sur tous les terrains mais c’est un facteur à ne pas négliger. Au contraire, c’est une source d’information grâce à des marqueurs implicites tels que des silences, des quiproquos, etc . En effet, ils permettent de se rendre compte de certaines valeurs et permettent de creuser des pistes auxquelles l’anthropologue n’aurait pas penser. Cet inconfort peut survenir partout, à tous moments et avec des intensités différentes.

Chaque anthropologue est libre de gérer sa recherche afin de trouver son équilibre entre sa vie privée et professionnelle. Cependant, les deux deviennent intrinsèquement lié au fur et à mesure des années. En effet, les ethnologues sont des êtres humains impliqués et leur vie peut être chamboulée suite à un terrain de plus ou moins longue durée par leur vision qui change, par les personnes qu’ils rencontrent, etc.

Toute recherche est confrontée à de multiples questions sans réponse-type. Il n’y a pas une méthode à suivre et c’est ce qui peut être difficile car le chercheur est seul face à ses potentiels malaises.

Je n’ai évidemment pas été exhaustive au niveau des différents types d’inconfort car il en existe également après le terrain lors de la phase d’écriture.

Comment l’anthropologue doit-il s’inclure dans son écriture ? En « JE » ? En « Nous » ? Doit-il remettre en question ses propos alors qu’il les a vécu de cette manière ?


[1] Lieu où l’on récolte les données, l’espace d’étude au contact de la population étudiée

[2] A comprendre au sens large du terme et non comme le concept